L’économie en symbiose

La crise actuelle, qui se révèle à la fois sanitaire, environnementale, économique et sociale, invite à une prise de conscience globale : il est plus que jamais urgent de changer de modèle en profondeur. Et pour cela, poser les bases d’une économie à la fois régénérative, collaborative, résiliente ; en symbiose. Les entrepreneurs engagés y œuvrent.

Transposer le terme de « symbiose », issu du monde de la biologie, sur le territoire de l’économie est porteur de sens. « C’est évidemment un rappel à l’impérieux besoin de recréer du lien avec le monde du vivant, de l’intégrer au sein de nos vies, de nos communautés sociales, de la ville, de nos équilibres socio-économiques », explique Isabelle Delannoy, environnementaliste, théoricienne du concept d’ « économie symbiotique » (voir interview ci-dessous). C’est également un levier puissant pour appréhender les enjeux écologiques dans un cadre plus vaste que les seuls impacts environnementaux. « Fondamentalement, ce concept fait écho à tous ces entrepreneurs engagés qui travaillent certes sur la notion de ressources durables, mais qui recherchent aussi un impact sur plusieurs aspects au sein de tous leurs écosystèmes, rappelle Marlène Fargues, en charge du financement des entreprises solidaires chez France Active. C’est-à-dire en arrivant à se développer de manière harmonieuse avec leurs territoires, leurs environnements, leurs parties prenantes internes, leurs partenaires, etc. »
Les fermes Paysan urbain, déployées d’abord en Ile-de-France et depuis 2018 à Marseille, avec le soutien de France Active, répondent à toutes ces dimensions. Son président, Guillaume Morel-Chevillet le confirme : « L’agriculture urbaine répond à un premier enjeu de production alimentaire. Mais pour des fermes comme les nôtres, intra-urbaines, donc sur de petites parcelles, cette vertu reste limitée. nous visons aussi un autre aspect : celui d’introduire une nouvelle expérience de nature en ville, avec des aménagements paysagers ouverts à tous. Nous permettons aux habitants de changer de relation à la nature. Enfin, certes notre action écologique est importante, mais notre mission est aussi plus vaste. En tant que Chantier d’insertion, hébergé par les Compagnons d’Auteuil, notre vocation est sociale. Fournisseur des restaurants locaux, nous sommes un acteur économique du quartier. »

Des modèles plus collaboratifs et résilients

Cette multidimensionnalité est aussi essentielle pour consolider de nouveaux modèles qui explorent des voies inédites et en sont à leurs prémices. « Ce que nous proposons est encore nouveau. Comme beaucoup de projets d’agriculture urbaine, nous n’avons pas encore trouvé pleinement notre maturité économique et restons dépendants des subventions, poursuit Guillaume Morel-Chevillet. Mais en étant ouverts à nos écosystèmes locaux, en recherchant un impact pluriel, nous nous ouvrons aussi à plus de souplesse et d’adaptation. Ainsi, nous travaillons actuellement à développer les ventes aux particuliers et à diversifier nos productions, en visant toujours plus de synergies avec notre quartier. »
L’une des vertus de la symbiose est, en effet, de créer une ouverture positive, une interdépendance vertueuse entre tous les acteurs. « Ce terme d’“interdépendance” n’est pas à percevoir comme quelque chose de dangereux pour une structure, commente Grégory Fauveau, responsable du pôle Économie Circulaire et Déchets à l’ADEME Ile-de-France. Je pense par exemple à ce producteur de champignons parisien, “La Boîte à Champignons”, que nous avons soutenu à l’ADEME. Il utilise dans son substrat à la fois des résidus de la brasserie voisine, du marc de cafés des bistrots locaux et même des cartons de l’entreprise d’insertion de déménagement à proximité. Nous sommes évidemment dans le cercle vertueux de l’économie circulaire mais aussi dans une nouvelle manière de collaborer un peu plus en réseau avec les acteurs économiques, les territoires, les acteurs sociaux. Chacun se soutient mutuellement. C’est un bel organisme vivant qui voit le jour, fondé sur un nouveau mode de relation où ils ne sont pas des concurrents mais véritables partenaires. Ils sont plus forts et résistants ensemble. »

Vers des ressources d’avenir

S’intégrer de manière équilibrée et dynamique dans son écosystème, c’est aussi en réinterroger les ressources potentielles – ouvrant alors la voie à des innovations permettant de réels sauts techniques et d’usages. C’est le cas de l’entreprise SAS Minimum, implantée à Pantin, qui a conçu un matériau de construction inédit – « Le Pavé » – produit grâce à du plastique recyclé. « Nous voulions sortir de la boucle qui consiste à recycler une bouteille en plastique en une autre bouteille en plastique, qui a une durée de vie de quelques minutes et redevient très vite un déchet, explique Marius Hamelot, son président. En créant un matériau pour le BTP, nous proposons une alternative massive qui s’inscrit dans le long terme et dans les circuits courts en minimisant les transports entre le gisement de déchets (la ville principalement), son lieu de recyclage (les lignes industrielles que nous montons) et leur utilisation (par les acteurs du BTP) . »

Mais un tel changement de perspective impose de créer de toutes pièces une nouvelle filière et de nouveaux modes de production : « Cela nécessite de gros investissements industriels et la mise en place de protocoles de recyclage. Il faut aussi réussir à introduire son matériau dans le secteur du bâtiment qui n’en a pas l’habitude et donc aller au contact des artisans, etc. » Autant de verrous financiers, techniques, normatifs, culturels qui doivent être dépassés pour devenir un vrai levier de transformation en profondeur. « Pour cela, l’économie en symbiose est essentielle, complète Marius Hamelot. C’est-à-dire les coopérations basées sur la transparence avec des acteurs partenaires, de taille équilibrée, pour poser les premières collaborations, les premiers marchés, les premiers tests produits… mais aussi le soutien financier d’acteurs tels que France Active qui ont investi dans le projet, créant une chaîne de confiance auprès d’autres financeurs et lui ont permis de changer d’échelle. »

Même dynamique chez la jeune société ÉcoMégot, accompagnée également par France Active. Cette entreprise a en ligne de mire un déchet, certes commun et anodin en apparence, mais qui s’avère particulièrement toxique et polluant : le mégot de cigarette. Et ce, en l’attaquant sur tous les fronts : via la collecte, grâce à la conception et l’installation de mobilier urbain, la valorisation en combustibles pour les cimenteries locales – permettant de diminuer leur consommation d’énergies fossiles – et, nouveauté, le recyclage : « une innovation que nous venons de rendre possible grâce à notre travail avec des laboratoires, explique Sandrine Poilpré, sa co-fondatrice. Au départ, c’était quasiment une page blanche. Il existait certes quelques acteurs sur ce segment du mégot, mais surtout associatifs et axés sur la sensibilisation. Nous, nous avons fait le choix de l’innovation pour trouver des techniques globales de recyclage. Et c’est en nous appuyant sur une multiplicité d’acteurs territoriaux différents – collectivités, entreprises, associations et partenaires tels que France Active –, que nous avons posé peu à peu les bases d’un vrai modèle pérenne, viable et qui essaime. D’ailleurs l’un de nos prochains défis est de repousser nos frontières et de nous implanter en Europe. » Preuve que l’on peut viser économie circulaire, respect des équilibres, innovation et croissance durable.

Pour voir plus grand, accompagner plus largement

« N’oublions pas, néanmoins, que quand on propose de nouveaux modèles de coopération ou de production, on se heurte fréquemment à des cadres préexistants – financiers, réglementaires, juridiques, organisationnels… – qui n’ont pas été pensés pour nous. Beaucoup reste à inventer », rebondit Sylvain Péchoux, co-gérant de la couveuse coopérative d’activités agricoles, Les Champs des Possibles (voir encadré « Boîte à outils »). D’où un nécessaire accompagnement – lui-même ouvert, hybride, pensé en réseau, multipliant les approches et les échelles. « Chez France Active, nous savons bien que ces entrepreneurs engagés dans l’économie en symbiose sont les plus innovants car ils mixent les approches et les impacts. Tout l’enjeu est de leur permettre de sortir de l’initiative unique pour voir plus large et faire écosystème », explique Marlène Fargues. France Active compte alors sur la force de son réseau, qui permet à la fois d’identifier des projets sur tous les territoires, de les connecter entre eux et d’apporter une cohérence nationale. « Cette dynamique multidimensionnelle s’exprime tout particulièrement dans notre Fonds d’amorçage – où nous accompagnons financièrement et dans la construction de leurs business models les projets les plus innovants. Et pour encourager les projets à même de développer des impacts autant écologiques, qu’économiques et sociaux, nous sommes actuellement en train de travailler à une formalisation plus forte de notre offre de connexion, pour intensifier le partage d’expériences et les créations de liens – en d’autres termes, les dynamiques symbiotiques vertueuses… »

L’agriculture en réseau

Proposer une organisation à la fois durable, résiliente et productive, c’est l’objectif de la couveuse coopérative d’activités agricoles, Les Champs des Possibles, basée à Montreuil. Constituée en société coopérative d’intérêt collectif, elle regroupe à la fois des paysans, des artisans, des salariés de la structure, des partenaires de distribution, des collectivités territoriales, des citoyens engagés… En bref, tous les acteurs de la chaîne alimentaire agissant en synergies. Mutualisant les risques, les investissements et le matériel et offrant la possibilité de diversifier ses activités, ce modèle est un tremplin pour l’entrepreneuriat collectif et la création d’activité. Cette dynamique en symbiose se diffuse peu à peu grâce à la création du Réseau national des espaces tests agricoles (RENETA) qui compte actuellement 70 structures en France et en Belgique.

3 questions à Isabelle Delannoy, Environnementaliste, théoricienne du concept d’économie symbiotique

Que recouvre la notion d’économie symbiotique ? Ce concept décrit une économie régénérative de ses ressources : vivantes avec la permaculture, l’inscription de l’ingénierie écologique dans l’urbanisme ou l’agroécologie ; sociales avec les réseaux d’économie sociale et solidaire, d’économie collaborative, etc. ; et matérielles avec l’économie circulaire et de l’usage. Plus elles sont associées, plus une économie partagée et venant du local se développe. Ce n’est surtout pas une économie des petits contre les grands – nous avons besoin de tous. Elle n’est pas non plus synonyme de repli sur soi – ne confondons pas autonomie et autarcie. Elle ne propose pas non plus de recettes miracles – elle accouche peu à peu d’un monde avec humilité. En quoi peut-elle représenter un levier économique puissant ? Relier les écosystèmes sociaux, industriels, territoriaux, etc., met en place des mécaniques d’échanges vertueuses qui génèrent du chiffre d’affaires. Ce n’est pas parce que c’est doux, que ce n’est pas puissant. Ce n’est pas parce que c’est beau, que ce n’est pas efficace. Ce n’est pas parce que c’est écologique que ce n’est pas économique. Toutes ces oppositions dans un système dit “extractif” s’annulent dans une économie régénérative. Qu’est ce qui manque pour vraiment faire système ? Aujourd’hui, nous devons faire culture. Tout d’abord, en multipliant les lieux de rassemblement et de mutualisation de tous ces écosystèmes régénérateurs (fablabs, jardins partagés, tiers lieux, etc.) mais aussi les initiatives locales à même de créer les synergies. Mais surtout, nous avons besoin de financeurs et d’outils de financements adaptés à cette économie très mixte ainsi que de méthodes et d’évaluations. Dans cette optique, nous sommes en train de créer une chaire d’économie régénérative au CNAM, mettant en oeuvre les principes de l’économie symbiotique.